Maltraitance ordinaire des personnes âgées : alerte du Comité consultatif national d’éthique

Concentration, institutionnalisation forcée, ghettoïsation : la condition des personnes âgées en France est indigne, alerte le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) dans son avis n° 128, rendu public ce 16 mai... trois mois après sa validation en séance plénière - un délai qui s'explique par la volonté du CCNE de ne pas interférer avec les États généraux de la bioéthique -, et à l'issue d'un an et demi de travail.

Le constat que dresse le CCNE de la condition faite en France aux personnes âgées est cinglant. « Elles se retrouvent concentrées dans des lieux où elles ne voulaient pas aller et pour lesquels on leur demande de payer cher (tarif médian : 1 950 euros par mois). Quel soubassement éthique y a-t-il à cela ? Aucun », résume le Pr Régis Aubry, co-rapporteur de l'avis, ancien président de l'observatoire national de la fin de vie. Conséquence : exclues de la société, reléguées dans ses marges, ces personnes éprouvent un sentiment d'indignité et se sentent de trop. Dans les établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), 40 % des résidents présentent un syndrome dépressif (sous diagnostiqué et sous traité) ; 11 % ont des idées de suicide, selon les chiffres présentés par le Pr Pierre Vandel, psychiatre spécialisé dans le grand âge. Sans compter les « suicides » méconnus de personnes qui se laissent mourir par inanition.

« C'est le reflet d'une dénégation collective de la vieillesse et de la fin de la vie », dénonce le Pr Aubry. Cet âgisme imprègne (inconsciemment) jusqu'aux comportements de soignants, lit-on dans l'avis, aux urgences par exemple, où « il existe un certain degré de ségrégation des personnes âgées ; les personnels soignants n'ayant pas tendance à s'en occuper en priorité ».

Revoir notre système de santé, et les formes de solidarités

Le CCNE propose plusieurs leviers pour sortir de l'indignité. « Une palette de propositions faisables », indique le Pr Aubry, appelant à une politique globale qui ne fasse pas l'impasse sur certains axes. Seule condition à ce qu'il y ait une véritable rupture.

Par l'invitation à développer de nouvelles formes de solidarité, le CCNE entend repenser la création d'un cinquième risque de la sécurité sociale. Une antienne qui doit devenir réalité : « La perte d'indépendance a un coût, il faut l'assumer, c'est central et inévitable », prévient le Pr Aubry.

Le CCNE plaide pour une meilleure reconnaissance de l'aidant, qui passerait par un statut, mais aussi pas un plan pour le répit et le soutien des aidants - qui dans le grand âge, sont soit eux-mêmes vieillissants, soit écartelés entre le soin à apporter à leurs parents, et à leurs propres enfants.

Dans le fonds, c'est à un bouleversement du système de soin qu'appelle le CCNE, ne serait-ce qu'en se décentrant de l'individu âgé, au couple aidé-aidant, note la philosophe Cynthia Fleury, co-rapporteure. « Notre système de santé n'est plus adapté. La médecine concourt à créer des situations qu'elle n'assume pas derrière », constate le Pr Aubry. Elle doit désormais se tourner davantage vers le travail en équipe, l'éthique - ce qui ne va pas sans une réforme de la tarification pour qu'elle ne valorise pas seulement l'activité, mais aussi la réflexion -, et la prise en compte de la singularité et de la complexité (tandis que l'intelligence artificielle pourrait prendre en charge les normes et processus standardisé). Sans oublier une nécessaire revalorisation des métiers du care.

Réforme de l'EHPAD

Le CCNE invite aussi à revoir l'organisation des EHPAD, en favorisant les alternatives (habitat intergénérationnel, autogéré, résidences autonomie, etc) et en réfléchissant à l'EHPAD hors les murs. « Les normes qui y ont cours, au nom de la sécurité et de la propreté, du zéro risque, empèchent de vivre les résidents », regrette le Pr Aubry, citant les obstacles à des activités comme le jardinage ou la cuisine.

« Varier l'offre d'habitat est une démarche éthique pour que le consentement ne soit pas un simulacre », enchérit Cynthia Fleury. Et de comparer la révolution des EHPAD au mouvement de désinstitutionnalisation de la psychiatrie dans les années 1970.

Changer le regard

Enfin, c'est encore et toujours sa vision des anciens que notre société doit transformer. « Nous n'avons qu'une approche déficitaire et non capacitaire de la vieillesse. L'autonomie, le fait de décider, doit pouvoir s'articuler avec la vulnérabilité », explique la philosophe. « Nous essayons d'impulser un changement de regard aussi profond que celui qui a eu lieu dans le champ du handicap ces vingt dernières années », conclut le Pr Jean-François Delfraissy, président du CCNE.